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JOYCE CAROL OATES
Bellefleur

" C’était il y a des années, lors de la période obscure, chaotique, insondable, qui précéda (de près de douze mois) la naissance de Germaine, un soir de la fin septembre troublé par la frénésie de vents innombrables, tels des esprits se livrant combat – tantôt plaintifs, tantôt en colère, tantôt subtils comme l’écho délicat du violoncelle, pénétrant au point de vous glacer la nuque et les épaules –, un soir si tourmenté, comme imprégné d’une odeur de soufre, un soir si lourd d’une nostalgie inarticulée que Leah et Gideon Bellefleur se querellèrent une fois de plus dans leur immense lit, la gorge nouée de sanglots parce que leur amour était trop dévorant pour accepter les limites de leurs corps de simples mortels ."

"Le manoir fut construit tout en haut d’une vaste colline verdoyante environnée de pins argentés, d’épicéas et d’érables de montagne, donnant sur le lac Noir et, au loin, sur le mont Chattaroy enveloppé de brumes, le plus élevé des sommets des Chautauquas. La splendeur du manoir, ses tours et ses murs crénelés en faisaient un château gothique anglais dans son architecture globale, avec une certaine influence mauresque (car tandis que Raphael étudiait les plans d’innombrables châteaux européens et congédiait un architecte après l’autre, l’esprit de la construction se modifiait naturellement), d’une beauté sauvage, tentaculaire, jamais vue dans cette partie du monde."

JOYCE CAROL OATES
La légende de Bloodsmoor


JOYCE CAROL OATES
Nous étions les Mulvaney

"Quel raffut dans la basse-cour de bon matin, quand les coqs chantaient ! J’ai grandi au milieu de ces bruits et des cris des oiseaux sauvages (des geais surtout, qui nichaient près de la maison, dans nos chênes géants), et j’en suis venu à croire qu’ils faisaient partie de la texture même du matin. De la texture même de mon être. "

"Cette zone marécageuse lugubre au nord de Mont-Ephraim, à l’endroit où un ruisseau se jetait dans la Yewville. Des roseaux, une jungle de plantes grimpantes et ces fleurs sauvages d’un violet éclatant – des phlox ? des salicaires ? – y poussaient à profusion l’été, mais la plupart des arbres y mouraient peu à peu, à mesure que la nappe phréatique montait, en perdant leur écorce par lambeaux. À toute heure du jour, des traînées de brume malsaine flottaient au-dessus du marais. Il y avait une odeur pénétrante de pourriture, d’égout. Peut-être parce que le lisier d’une grosse exploitation agricole, située à quelques kilomètres, s’y infiltrait. Dans son enfance, Patrick n’avait jamais exploré le marais, non plus que personne de sa connaissance. C’était beaucoup trop loin de High Point Farm pour y aller à vélo. Même sous un soleil éclatant, il conservait un aspect sinistre et désolé. Lorsqu’il faisait chaud, il grouillait d’oiseaux, de grenouilles, de serpents d’eau, d’insectes – de micro-organismes innombrables. Maintenant, en avril, avec le dégel, cette boue noire liquide devait reprendre lentement vie après la longue hibernation hivernale. "


JOYCE CAROL OATES
Ma vie de cafard

"Je me rappellerais : l’eau sombre malodorante, couleur d’aubergine pourrie, que nous vîmes près de la rive en allant à l’école ce matin-là et dont la vue nous arrêta. Sur le pont de Lock Street. Sur la passerelle piétonne. Et, juste au-dessous de nous, le fleuve grondant (d’un bleu cobalt profond par beau temps, d’un gris métallique par temps couvert) avait changé de couleur près de la rive, noir violacé, dégageant une odeur d’huile de vidange, il se creusait et s’enflait comme quelque chose de vivant, comme des serpents, les contorsions de serpents géants, et tu ne voulais pas regarder, mais ne pouvais détourner le regard. "


JOYCE CAROL OATES
Un livre de martyrs américains

"Papa disait donc, pas à Maman (qui n’était pas venue marcher avec nous, et était restée à la table de pique-nique avec sa machine à écrire), mais à nous, qu’il n’y avait pas de mal, mais qu’il y avait un paradis, à condition de se souvenir que le paradis n’était rien d’extraordinaire ni d’étonnant ; peut-être simplement une promenade le long du rivage, un jour venteux de la fin septembre ; rien de mémorable en soi, mais si vous vous rappelez que nous l’avons faite, que nous étions ici ensemble, que nous nous sommes arrêtés pour déjeuner à Bay Point, que même si ce n’était pas le déjeuner du siècle nous étions ensemble, tous les cinq, quoi qu’il puisse arriver par la suite… Ça, c’est le paradis. Compris, les gosses ?
D’accord, Papa, avons-nous dit. Nous étions gênés quand Papa nous parlait comme à des adultes, trop sérieusement.
Vous savez quoi, les enfants ? Promettez-moi de disperser mes cendres ici après ma mort.
Après ma mort. Il est possible qu’aucun d’entre nous n’ait entendu ces mots. Un enfant n’entend pas le mot mort dans la bouche de ses parents. Non. "

KENZABURÔ ÔÉ
Une affaire personnelle

"En regardant la carte d’Afrique dépliée dans la vitrine, et qui évoquait l’élégance hautaine d’un cerf au repos, Bird eut un bref soupir. Les vendeuses ne faisaient pas attention à lui. La peau de leur cou et de leurs bras nus était marquée de chair de poule. Le soir approchait et la fièvre de ce début d’été était brusquement tombée, comme la température d’un géant mort. Les gens, avec des soupirs ambigus, avaient l’air de se souvenir malgré eux de la chaleur de la mi-journée qui restait collée à leur peau. "

CHRIS OFFUT

La page Chris Offut sur Lieux-dits




YOKO OGAWA

YOKO OGAWA
Cristallisation secrète


- Non, ça va aller. Vous croyez sans doute qu'à chaque disparition le souvenir s'efface, mais en réalité ce n'est pas cela. Il est seulement en train de flotter au fond d'une eau où la lumière n'arrive pas. C'est pourquoi il suffit d'oser plonger la main au fond pour arriver peut-être à toucher quelque chose. Que l'on ramène à la lumière. C'est insupportable pour moi de regarder sans rien dire votre cœur s'épuiser.


YOKO OGAWA
La mer

YOKO OGAWA
La Marche de Mina

"Le lundi 1er avril, en découvrant la première page du journal posé sur la table de la salle à manger, Mina poussa un grand cri.
-Monsieur Kawabata Yasunari s'est suicidé."

AUDUR AVA OLAFSDOTTIR

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IOURI OLECHA
L'Envie

"Le matin, il chante dans les cabinets. Ceci pour faire comprendre quelle est la santé et l'épanouissement de vie de cet homme. Le besoin de chanter le saisit comme un réflexe. Ce sont des modulations sans paroles, des « ta-ra-ra » émis sur tous les tons, et qui peuvent se traduire ainsi :
« Que je suis à mon aise dans la vie !... ta-ra, ta-ra... Mon estomac marche bien... ra-ta-ta, ta-ra-ri... Mon sang circule... ra-ti-ta-dou-da-ta... Évacue, boyau, évacue, tra-ba-ba-boum ! »
Quand, le matin, il sort de sa chambre et passe devant moi (je fais semblant de dormir) pour se rendre dans les arcanes du logis, je le suis par la pensée. J'entends son remue-ménage au petit endroit où son vaste corps est loin de se trouver à l'aise. Son dos se soude contre l'intérieur de la porte qui vient de claquer, ses coudes frottent contre le mur, ses pieds remuent. Dans la porte des cabinets se découpe un ovale de verre mat. Il tourne le commutateur, et l'ovale, éclairé du dedans, devient semblable à un bel œuf suspendu dans la nuit du corridor."

 

CLAUDE OLLIER

CLAUDE OLLIER
Qatastrophe

"Ces mots font lieux de connivence, relais de parlers secrets, renvoient à des objets, des événements dont ils ne sauront jamais qu'ils les connaissent sous d'autres éclats sonores.

Une parole est là sur le banc de pierre qui se dispense sans autre attache à ce pays que l'oreille qui la capte, et cette oreille lui prête bien plus qu'elle ne livre, lui prête des dons fabuleux, des dons anciens qui lui parviennent comme par magie."

 


CLAUDE OLLIER
Cinq contes fantastiques

"Monde du jour offert, m'y inclure, m'y loger, tous mes efforts pour m'y situer, ma situation s'inscrit dans ce travail, toujours vient un moment manquant le dernier terme, déclic à peine audible, mon corps flotte un peu.

J'écris « flotter » pour marquer l'essentiel : entre flotter et n'être là flottant, quelle charge d'incertitude !

Non-dit : le non-savoir.

Flottant là entre plein éveil et retrait, non pas somnolence : position comme en marge, mais seuls disent marge ceux du plein éveil.

Ne voient pas qu'il n'est ici ni marge ni retrait, jamais n'occuperont telle place, jamais ne jouiront de l'inversion du plein effet."



CLAUDE OLLIER
Cahier des fleurs et des fracas

"Je suis entré dans cette Akademie-là, ai tout retrouvé dans l'instant de la disposition des lieux sauf l'escalier trop large menant aux appartements, suis ressorti, programmes culturels à la main, ai « poussé » jusqu'à mon restaurant du temps du Mur, modernisé toujours sous l'arche de briques mais sur l'autre versant de la ligne aérienne, puis j'ai franchi le pont sur la rivière, vu l'autre rive enfin, erré encore un peu sur cette rive dans la touffeur du printemps précoce, j'étais très fatigué, j'étais en sueur, je somnolais, quelques rues d'un pas mécanique encore et j'ai hélé un taxi, le premier que j'aie jamais hélé explorant une ville.

(Berlin, 26.4.99)

 

JUAN CARLOS ONETTI

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MAKENZY ORCEL
L'Ombre animale

"je suis le rare cadavre ici qui n'ait pas été tué par un coup de magie, un coup de machette dans la nuque ou une expédition vaudou, il n'y aura pas d'enquête, de prestidigitation policière, de suspense à couper le souffle comme dans les films et les romans — et je te le dis tout de suite, ce n'est pas une histoire -, je suis morte de ma belle mort, c'était l'heure de m'en aller, c'est tout, et maintenant que je ne suis plus de ton monde où l'on monopolise tout - les chances, la parole, l'amour, le pouvoir — et que j'ai enfin droit à la parole, à un peu d'existence, je vais parler, parler sans arrêt, laisser mes mots voguer, aller au-delà de leur limite, rien ne pourra plus m'en empêcher, même la rigueur du temps, sa tendance à tout restituer, oui moi, inerte, allongée sur ces haillons que j'ai toujours eu du mal à appeler un lit, je ne sais plus depuis combien de temps, dans le noir de cette chambre refermée sur moi comme une tombe, une camisole de force, une éternité, une seconde, je ne saurais le dire, je l'ignore, est-ce si important, qu'est-ce qu'un tas de puanteur en a à foutre, et puis vaut mieux ne rien savoir, ne pas chercher à expliquer, voilà pourquoi, et peut-être pour d'autres raisons qui peuvent paraître plus évidentes qu'elles ne le sont vraiment, j'ai choisi de te parler à toi, et à personne d'autre, parce que je n'aurai pas besoin d'expliquer, clarifier, me fatiguer à mettre des points sur des i, tu ne demandes, n'aspires à rien, tu ne fais qu'écouter pendant que moi je radote, comme a dit l'autre, là où on enterre un cadavre ne revivra qu'une herbe drue, je n'ai jamais douté qu'une vie passe aussi vite que l'éclair, hier encore j'étais la petite fille à qui on n'arrêtait pas de dire qu'elle était le portrait craché de sa mère, et ça me faisait chier, n'aurais-je pas pu être celui d'une autre, d'une branche inconnue, perdue dans le labyrinthe de l'arbre généalogique, c'était pas faux en plus, nous deux ensemble on aurait dit la même personne en deux exemplaires, tu n'en reviendrais pas que deux êtres puissent à un tel point se ressembler, même si au fond, et ça j'en étais absolument certaine, c'était le jour et la nuit, c'est fou quand même toutes ces distances qui séparent les gens ici pour les rapprocher ailleurs, et plus tard en grandissant, à défaut de pouvoir échapper à cette évidence physique, je me déguisais en courant d'air, une façon de me dérober à ce lieu commun qu'on partageait, elle et moi, à moi-même aussi en quelque sorte, ce que j'essaie de te dire, c'est que je voulais ressembler à tout, sauf à Toi, non merci, même sa beauté et son courage me répugnaient, vu qu'au final ça ne lui a servi à rien, jusqu'à sa mort..."

ANNA-MARIA ORTESE
Les Petites Personnes
En défense des animaux et autres écrits


"Torturer ou tuer la vie vivante, c’est se mettre du côté de la non-vie, du côté des cavernes ou des apocalypses. Qui aime vraiment l’homme l’aime tout entier, avec ses oiseaux et ses racines de rêve."


ANNA MARIA ORTESE
La douleur du chardonneret

"Puis, elle ajouta (mais qui eût songé à le mettre en doute ?) que le chardonneret de la maison était mort le jour même. Elle-même aussi bien que Teresa avaient oublié de lui changer l’eau et de lui donner sa ration de millet ; elles l’avaient oublié pendant deux jours, et voilà : il était mort. On l’avait trouvé au matin, les pattes en l’air, près de la petite porte. Elles l’avaient immédiatement offert au chat du jardinier, mais le chat (par solidarité sans doute) n’en avait point voulu."

GILLES ORTLIEB
Place au cirque

"Adossé, hésitant, dans l'embrasure d'un portail d'ouate
mais branches mortes au-dedans, longues à tomber
tandis que le sang bat tout contre l'oreiller : à vouloir
ne laisser rien transparaître, il ne restera bientôt plus
que l'enveloppe de soi - leçons des heures de veille,
dans la chambre sans parois."


GILLES ORTLIEB
La nuit de Moyeuvre

"Le temps ferroviaire : d'une consistance aussi particulière que les odeurs qui le traversent, entre l'âcre tabagie des derniers compartiments fumeurs, les relents de garderie, mâtinés de pomme verte, des voitures avec groupes d'enfants et la persistante note de tête, comme disent les parfumeurs, où entrent le revêtement des banquettes, l'air pulsé de la climatisation et un arrière-goût de métal froid. Élastique et sonore ( quoique d'une égalité de niveau qui l'apparenterait assez à une forme de bruyant silence ), tressautant au passage des aiguillages ou se contractant sous la gifle d'un train lancé en sens inverse, en rase campagne : temps stationnaire, noyé dans la rêverie la plus sautillante et arbitraire qui soit mais, là encore, à l'image des pensées qui tâchent de le distraire, entravé, enclos. Périodiquement, la conscience de sa torpeur, de sa lenteur à passer suffit parfois à nous éveiller en sursaut, mais pour se diluer bientôt dans des ramifications aussi mouvantes et ténues que la gazeuse traînée d'un nuage achevant de se disloquer dans le blanc cassé d'un ciel lorrain ou champenois. C'est ainsi, dans cette alternance d'impatiences et de somnolences, que le temps des trains finit malgré tout par passer, entièrement tendu vers ce moment, celui de l'arrivée, qui ne consent jamais à se rapprocher que dans l'intervalle de ceux où l'on sera parvenu à l'oublier."

 

GEORGE ORWELL
La ferme des animaux


"Entre cochons et hommes il n’y a pas, et il n’y a pas de raison qu’il y ait, un conflit d’intérêt quelconque. Les luttes et les vicissitudes sont identiques. Le problème de la main-d’œuvre n’est-il pas partout le même ?"


GEORGE ORWELL
Hommage à la Catalogne

"A l'arrière du front on rencontrait des paysans qui portaient des roses passées derrière les oreilles. Le soir, munis de rets verts, ils allaient chasser la caille. Vous étendiez le filet sur les pointes des herbes, vous vous couchiez par terre et imitiez le cri de la caille femelle. Aussitôt toute caille mâle à portée de voix accourait vers vous et quand elle était sous le filet, vous lui jetiez une pierre pour l'effrayer : alors elle prenait brusquement son essor et s'empêtrait dans le filet. On ne prenait donc évidemment que des cailles mâles - ce qui me heurtait comme une injustice."

ELSA OSORIO
Double fond

« – Pourquoi ? Il y avait un tueur en série qui noyait ses victimes en Argentine ?
– Il y a eu beaucoup de tueurs en série, en Argentine, et une multitude de victimes. Des milliers.
– Des milliers ? Vous n’exagérez pas ?
– Non, je n’exagère pas, interrogez votre cher moteur de recherche sur Internet. Vous trouverez des informations sur le sujet. Comme ils ne savaient pas quoi faire de tous ceux qu’ils assassinaient, ils les jetaient à la mer. "


ELSA OSORIO
Luz ou le temps sauvage

Traduit de l'espagnol (Argentine) par F Gaudry

"Luz, Ramiro et leur fils Juan arrivèrent à l'aéroport de Barajas à sept heures du matin d'un jeudi chaud. Dans le taxi qui les conduisait à l'hôtel, Luz leur parla de la Plaza Mayor, des ruelles étroites et mystérieuses, des bars ouverts à toute heure, des femmes au regard hautain qui dansent avec leurs mains comme des oiseaux inquiets. Tu vas adorer le flamenco, Ramiro, et toi Juan je vais t'emmener au parc du Retiro."

 

AMOS OZ
Judas

" L’histoire se déroule en hiver, entre fin 1959 et début 1960. On y parle d’une erreur, de désir, d’un amour malheureux et d’une question théologique inexpliquée. Certains édifices portent encore les stigmates de la guerre qui divisa la ville en deux, il y a dix ans. Au crépuscule, on entend en toile de fond les accords d’un accordéon ou les notes plaintives d’un harmonica derrière les volets clos.
Dans la plupart des appartements à Jérusalem, les tourbillons d’étoiles et les cyprès froissés de Van Gogh ornent les murs du salon. Des nattes recouvrent encore le sol des petites pièces et un exemplaire des Jours de Tsiklag ou du Docteur Jivago gît ouvert, posé à l’envers sur un canapé-lit en mousse tendu d’une étoffe orientale et égayé de coussins brodés. La flamme bleue d’un poêle à pétrole brûle toute la soirée et une douille d’obus garnie d’un joli bouquet de chardons trône dans un coin."