MAKENZY ORCEL
L'Ombre animale
"je suis le rare cadavre ici qui n'ait pas été tué par un coup de magie, un coup de machette dans la nuque ou une expédition vaudou, il n'y aura pas d'enquête, de prestidigitation policière, de suspense à couper le souffle comme dans les films et les romans — et je te le dis tout de suite, ce n'est pas une histoire -, je suis morte de ma belle mort, c'était l'heure de m'en aller, c'est tout, et maintenant que je ne suis plus de ton monde où l'on monopolise tout - les chances, la parole, l'amour, le pouvoir — et que j'ai enfin droit à la parole, à un peu d'existence, je vais parler, parler sans arrêt, laisser mes mots voguer, aller au-delà de leur limite, rien ne pourra plus m'en empêcher, même la rigueur du temps, sa tendance à tout restituer, oui moi, inerte, allongée sur ces haillons que j'ai toujours eu du mal à appeler un lit, je ne sais plus depuis combien de temps, dans le noir de cette chambre refermée sur moi comme une tombe, une camisole de force, une éternité, une seconde, je ne saurais le dire, je l'ignore, est-ce si important, qu'est-ce qu'un tas de puanteur en a à foutre, et puis vaut mieux ne rien savoir, ne pas chercher à expliquer, voilà pourquoi, et peut-être pour d'autres raisons qui peuvent paraître plus évidentes qu'elles ne le sont vraiment, j'ai choisi de te parler à toi, et à personne d'autre, parce que je n'aurai pas besoin d'expliquer, clarifier, me fatiguer à mettre des points sur des i, tu ne demandes, n'aspires à rien, tu ne fais qu'écouter pendant que moi je radote, comme a dit l'autre, là où on enterre un cadavre ne revivra qu'une herbe drue, je n'ai jamais douté qu'une vie passe aussi vite que l'éclair, hier encore j'étais la petite fille à qui on n'arrêtait pas de dire qu'elle était le portrait craché de sa mère, et ça me faisait chier, n'aurais-je pas pu être celui d'une autre, d'une branche inconnue, perdue dans le labyrinthe de l'arbre généalogique, c'était pas faux en plus, nous deux ensemble on aurait dit la même personne en deux exemplaires, tu n'en reviendrais pas que deux êtres puissent à un tel point se ressembler, même si au fond, et ça j'en étais absolument certaine, c'était le jour et la nuit, c'est fou quand même toutes ces distances qui séparent les gens ici pour les rapprocher ailleurs, et plus tard en grandissant, à défaut de pouvoir échapper à cette évidence physique, je me déguisais en courant d'air, une façon de me dérober à ce lieu commun qu'on partageait, elle et moi, à moi-même aussi en quelque sorte, ce que j'essaie de te dire, c'est que je voulais ressembler à tout, sauf à Toi, non merci, même sa beauté et son courage me répugnaient, vu qu'au final ça ne lui a servi à rien, jusqu'à sa mort..."